Par Isabelle Cohen, conteuse,
bibliothécaire bénévole.
Faut-il fautif
fauter ou bien la grande
faux ? Cet
impératif catégorique est-ce pour ne pas dire qu’on ne raconte que pour
éloigner la grande faucheuse ? ou
l’accepter ? Relever
aussi le mot «histoires » et non « contes ». Des histoires, on en raconte tous les
jours, des anecdotes, ce qu’on vient de
lire ou d’entendre à la radio on en a tous des milliers dans nos souvenirs et
souvent nous en sommes même les héros ou héroïnes Tiens,
de la drogue ? Et
si raconter c’était juste ça : une
drogue dure à
usage doux et nécessaire qu’on peut consommer tous les jours sans modération ? peut ? (après falloir,
pouvoir ?) hum…et s’il n’y avait rien de tout cela, juste
des êtres humains dotés de langage, les seuls sur cette Terre peut-être
sur Mars ou ailleurs… La parole, c’est tellement nous, les
z’humains, que nous la donnons aux animaux dans certains contes pour leur
reprendre aussitôt dans d’autres… C’est
avec la parole que nous prétendons dans les contes explorer l’âme humaine, la
société, l’histoire… Enfin
moi c’est ce que j’aime faire : raconter des petites histoires pour mieux
être dans la grande. Dans
les contes et les histoires je cherche toujours les résonances avec mes
interrogations politiques et éthiques contemporaines, qui font la part belle
aux travers humains, souvent aussi vieux que le monde. Raconter
des histoires c’est ainsi transmettre des mythes, des cultures, des choses passées,
pour vivre et nourrir le présent c’est
un outil de compréhension du monde et de changement de résistance (un de mes mots
préférés) . Dans
les contes de fées le plus faible
devient le fort : c’est la quintessence du rêve révolutionnaire, rien
n’est impossible. Il
y autre chose que j’aime bien dans les contes étiologiques, par exemple, c’est
qu’il n’y a pas de hiérarchie des valeurs. La
science n’y est pas à la noce ! Ni Dieu, ni Diable. Ces
récits de création sont souvent dérisoires, idiots, je n’y crois pas
un instant, mais pourquoi pas …? Et
si c’était vraiment comme ça que ça s’était
passé, si avant c’étaient les hommes qui mettaient sept jours à accoucher des
enfants par le genou en hurlant de
douleur, hein ? Finalement
je me dis qu’on raconte pour savoir pourquoi on raconte et
pourquoi on vous écoute. On
raconte pour rester humble et modeste devant les histoires qui disent un jour
blanc, un jour noir, où les fous enseignent la sagesse, les enfants aux
adultes, les miséreux aux rois, les femmes aux hommes.
|
Par Corinne Gardiol, psychologue, psychanaliste. Ce n'est pas à cette question
que je tenterais d'apporter quelques éléments de réflexion. En effet, ainsi
posée, elle semble contenir une certitude : il FAUT raconter des histoires,
mais pourquoi ? J'aurais préféré un
conditionnel «Pourquoi faudrait-il raconter des histoires?» ou une autre
formulation «Pourquoi raconter des histoires», mettant ainsi de côté l'aspect
obligatoire de cette activité. Bien sûr, je comprends que les
personnes présentes soient convaincues de l'utilité de leur pratique et le
contraire serait dérangeant. Mais personnellement, je ne
fais pas partie du monde des conteurs et, puisque malgré, ou en raison même de
cette particularité, vous m'avez conviée à cette table ronde, je m'autorise à
réfléchir à une question reformulée : «Pourquoi raconter des histoires». L'aspect obligatoire pourra, ou
pas, être déduit de cette réflexion. Je n'ai bien évidemment pas la
prétention de vous livrer une réponse exhaustive. C'est par le bout de ma
lorgnette que j'envisagerais cette question. Donc nous parlons d'histoires
(h minuscule et pluriel)laissant de côté ce qu'il est convenu d'appeler la
«grande histoire» qui concerne le passé des peuples. Les histoires qui nous
intéressent se déroulent dans le passé ou dans le futur ; jamais dans le temps
présent. Le présent est vécu et sera peut être raconté plus tard. Mais la «grande» histoire
n'est-elle pas composée d'une multitude de«petites» histoires ? C'est peut être cet aspect
temporel qui donne un sens parmi d'autres au mot histoire ; ce sens particulier
est celui d'un mensonge. Pour Molière, une histoire était «un propos mensonger
destiné à tromper ou à mystifier». Commentvérifier l'exactitude d'un fait passé
dont ne faisions pas partie, ou d'un futur inconnu ? Qui n'a jamais utilisé cette
formule devant le doute ou la suspicion suscités par des propos ou des
comportements ressentis comme mensongers : «ne me raconte pas d'histoire» ;
injonction qui met en évidence un besoin de vérité, un refus du mensonge. Selon les circonstances, il
semble donc que «raconter des histoires» puisse être une activité honorable
qu'il convient d'encourager ou méprisable qu'il convient de bannir voire de
punir... Entendre des mensonges peut, selon la situation, nous ravir ou nous
horrifier. On serait tentés de trouver une
explication à cet état de fait : un mensonge est insupportable lorsqu'il nous
concerne directement et agréable lorsqu'ilne nous concerne pas. Mais alors,
comment envisager le plaisir d'écouter des histoires si nous ne sommes pas
concernés ? Daniel
Pennac vient à notre secours «L'imagination ce n'est pas le mensonge». Il nous
permet de laisser de côté la problématique dumensonge pour envisager celle de
l'imaginaire. L'importance de l'imaginaire
est une évidence partagée par tous. Se poser la question de la
nécessité de raconter des histoires revient à se poser celle de la raison de
l'importance de l'imaginaire. Commentdéfinir l'imaginaire ?
Si nous sommes globalement tous d'accord pour convenir de sa nécessité, dès le
plus jeune âge, évoquons-nous toujours le même imaginaire ? Il existe deux formes
fondamentales d'imaginaire : l'individuel et le collectif. Le premier est souvent
considéré comme seul lieu de la liberté. Je reviendrai plus loin sur cette
évidence problématique. Il convient peut être de
distinguer l'imagination que nous mettons en œuvre pour palier l'absence de
quelqu'un ou de quelque chose : le manque ou l'absence peut nous conduire à
imaginer l'existence ou la présence de celle que nous développons pour créer un
monde de toute pièce. Mais alors se pose une question qui me semble capitale :
peut-on créer à partir de rien ? Non, à l'évidence. L'imaginaire est opposé au
réel. Le réel nous évoque l'aspect conscient de notre appareil psychique ; par
conséquence directe, l'imaginaire nous évoque son aspect inconscient. L'inconscient freudien, dont il
est ici question, est constitué de contenus refoulés : pulsions, désirs,
représentations insupportables... La voie royale de l'accès à
l'inconscient est, toujours selon Freud, le rêve. Nous pouvons donc penser que
l'imaginaire est assimilable à une rêverie, ou rêve diurne. Ce dernier revêt,
sur le plan psychanalytique, les mêmes caractéristiques que le rêve nocturne :
accomplissement du désir, construction basée pour une bonne part sur les
impressions laissées par des évènements infantiles, absence de censure. La vie collective dans notre
monde sorti de la nature pour se situer dans une évolution due à la culture
empêche la réalisation de tous nos désirs. Pour ne pas évoluer dans un monde
mené par la barbarie nous avons du abandonner le principe de plaisir au
bénéfice du principe de réalité. Pour autant, les désirs et les pulsions
archaïques n'ont pas déserté notre psychisme. Le rêve, par son absence de
censure,en permet la réalisation. Freud a qualifié le rêve de
«gardien du sommeil» en ce qu'il permet à l'homme de ne pas avoir son sommeil
perturbé par la présence de désirs qu'il ne pourra assouvir. Nous pouvons ici avoir un
premier élément de réponse à la question qui nous est posée aujourd'hui : les
histoires, permettant l'expression d'un imaginaire nourri de contenus
inconscients, peuvent être envisagées comme «gardienne de l'état de veille». Si
nous osons le parallèle avec la théorie freudienne, l'imaginaire permet de vivre
dans le monde en autorisant l'expression des désirs rendus inacceptables par
les règles de la vie communautaire. L'imaginaire peut être une fuite face au
réel. Nous pensons alors à l'effet
cathartique que l'on accorde parfois à une forme d'histoire particulière : le
théâtre qui permettrait de se libérer de ses passions néfastes. Le contenu latent, inconscient
de notre psyché est propre à chacun. Je rappelle l'importance des traces
infantiles dans le rêve. C'est ici une restriction que je poserais à
l'imaginaire comme lieu de liberté. Nous y sommes en effet dépendants de notre
histoire. Par un mécanisme
d'identification, le public peut se reconnaître dans un des membres de
l'histoire. Cela peut le rassurer, le guider : il n'est pas seul à connaître
telle ou telle difficulté, voilà comment un des héros du conte a résolu ou non
son problème. Par un mécanisme de projection,
il peut attribuer à l'un des protagonistes des qualités ou des défauts qu'il
souhaite voir disparaître ou au contraire exister. Son rôle, même si ces
mécanismes sont inconscients, est dont moins passif qu'il pourrait le sembler. Le second type d'imaginaire est
collectif. Selon Jung, l'imaginaire collectif est porteur de la mémoire de
l'humanité symbolisée par les mythes. Dans la question posée
aujourd'hui, cette différence ne me semble pas faire avancer notre réflexion.
Le collectif est présent dans l'individuel. Pour résumer cette réflexion,
les histoires sont importantes pour vivre avec les autres, pour supporter la
vie et son réel. Mais accepter d'entendre des
histoires, c'est accepter d'être dérangé. Il relève bien entendu de la
liberté de chacun d'accepter ou de refuser d'entendre des histoires ; cela ne
relève pas d'une obligation. Les pulsions et autres désirs
évoqués plus avant peuvent bien être satisfaits autrement : Freud a mis en
avant une possibilité de sublimation. Ainsi, toute activité artistique devrait permettre «d'utiliser» ses
différentes frustrations afin de faire acte de création. Il existe également bien entendu
des personnes pour lesquelles la frustration est insupportable et qui
évolueront vers la pathologie. Nous avons abordé là
l'importance de l'imaginaire et donc des histoires dans notre vie. Mais nous n'avons pas abordé la
question relative au fait de raconter. Pourquoi raconter
est-ce important ? Quel apport supplémentaire par rapport à la lecture
personnelle ? La question initialement posée ne concernait pas le destinataire
des histoires mais le conteur ; il n'est pas demandé «pourquoi écouterdes
histoires ?» mais «pourquoi raconterdes histoires ?». Si l'on accepte l'aspect
inconscient contenu à la fois dans le contenu des histoires et dans l'activité
du public, alors nous devrons aussi l'accepter chez le conteur. Reprenons la notion centrale
dans les histoires : l'imaginaire. C'est ainsi qu'est qualifiée la
relation mère/nourrisson dans les premières semaines de la vie du bébé.
Onévoque ainsi ce moment particulier où la mère se vit comme étant tout pour
son enfant et réciproquement. Cette relation évoluera grâce à l'émergence d'un
tiers séparateur. Peut-on de ce fait voir dans la position du conteur
d'histoire une position maternelle ? Le conteur, terme générique
adapté à celui qui raconte des histoires, est bien un passeur ; passeur entre
passé et présent, entre réalité et imaginaire, entre individuel et collectif,
entre écrit et oral, entre oral et oral.
Il relie chacun de ses auditeurs à un tout ancestral et contemporain. La mère est le passeur
fondamental : d'une cellule née dans son corps elle permet la constitution de
l'être humain, le passage du néant à la vie. Cette vie ne sera pas toujours
considérée comme un cadeau. Il neme semble pas que l'on puisse systématiquement
envisager les histoires comme des moments joyeux. Peut être pouvons nous voir ici
une des raisons de l'intérêt que les histoires nous soient racontées plutôt que
nous les lisions pour nous-même : le conteur ne nous fait pas toujours plaisir
; il peut nous effrayer, nous mettre mal à l'aise. Mais là, aucune fuite
possible ; aucun arrêt d'une lecture
dérangeante. Comme une mère symbolique qui
nous dirait «Voilà ce n'est pas toujours facile, pas toujours gai, mais c'est
la vie qui t'a été donnée». Pourquoi choisir de raconter
des histoires ? J'utilise le terme «choisir» afin d'éliminer toute notion
d'obligation. Tout d'abord pour soi-même me
semble-t-il. La nature, quasi première, narcissique de l'être humain y trouve
ici une satisfaction. Donner du plaisir aux autres est avant tout une
satisfaction personnelle. Il serait, me semble-t-il,
intéressant d'analyser ses thèmes de prédilection ; un psychanalyste y
trouverait à coup sûr des indications quant aux problématiques intimes et
inconscientes du conteur. Je ne peux croire que l'on
choisisse de raconter un conte par hasard. Si l'on se remémore les vertus
des histoires, peut être peut-on se hasarder à faire l'hypothèse que ceux qui
font le choix de raconter sont ceux qui sont le plus en proie à des tourments
existentiels ? Au point de vouloir les faire partager afin de les alléger ? Aurions-nous
là un début de réponse à la question «pourquoi raconter des histoires» ? Mais
je ne tomberai pas dans le travers d'une généralisation. Autant de conteurs
autant de motivations, du moins conscientes. Ces propositions permettraient
peut être d'aborder une réflexion plus aboutie, dont nous n'aurons pas le temps
ici. Ces analyses que je vous ai
proposées ne me permettent pas d'affirmer qu'il FAILLE raconter des histoires
mais simplement qu'il peut être important, voire vital de le faire pour
certains d'entre nous. Il manque une notion importante
à cette analyse : celle du plaisir et donc du désir. En psychanalyse nous admettons
que le désir ne peut naître qu'après une première satisfaction. Et l'on
entrevoit à nouveau le rôle maternel dans cette première réponse au besoin. Peut être est ce cela après
tout que nous recherchons en écoutant un conteur envisagé inconsciemment comme
une mère symbolique qui nous rendrait nos premiers bonheurs de nourrisson
comblé ? Ainsi serait bouclée la boucle
de la vie : tour à tour nous la recevons et la transmettons. Ne dit-on pas que l'histoire se répète toujours ? |
retour gazette (cliquez sur l'image) |
![]() |