Témoignage de Jeanne Ménassé

(suite de la gazette n°16)

 

jeanne        


                         Sur le chemin du conte   II

 

 

Au début, mon désir de conter - certes fondamental. Il me poussait en avant, me permettait d’oser.

On n’insistera jamais assez sur cette composante irraisonnée et  déraisonnable de tous les commencements : l’audace. Pour démarrer on a tout à construire, à mettre en place. Parfois il faut même déconstruire ce que l’on maîtrisait bien. Cette réorganisation des savoirs, de son image  génère toujours de l’appréhension, voire de l’angoisse. Et cela d’autant plus qu’on a atteint l’âge de la retraite. Pourquoi remettre en cause tant d’équilibres patiemment conquis ? Pourquoi s’engage-t-on encore quand d’autres se retirent ?

Pour commencer, on doit franchir un pas : passer au-dessus du vide. Cela ne procède pas d’une connaissance mais d’un savoir-être,  puisé dans notre entourage.    

  « Pour qu’un oiseau puisse chanter, il faut qu’un autre le regarde, »  dit  la sagesse indienne.

          Mes expériences antérieures m’ont convaincue que pour exercer de nouvelles activités il convient d’abord d’acquérir certaines compétences. Cela passe par de la formation.

L’Association (ABHL) des Bibliothèques des Hôpitaux nous a donné l’occasion d’accéder à plusieurs stages. Entre la conteuse-formatrice bienveillante, les conteuses débutantes et celles plus expérimentées, je me sentais protégée et stimulée.

Les premiers temps ont permis d’acquérir de nouveaux savoir-faire, de discerner les astuces efficaces du métier, de se centrer sur l’essentiel (non pas la mémoire, mais le corps : voix, respiration), de tester ensuite des lieux différents pour rencontrer des publics nouveaux : adultes, malades, enfants. Chaque situation engendre des échanges pluriels, toujours enrichissants (soit avec les autres conteuses, soit avec le public).

          Comment oublier mon entrée dans le monde de l’hôpital Léon Bérard ? Là viennent, circulent de nombreux patients jeunes, vieux, enfants, tous marqués par la maladie. On est parfois bien secoué par certaines images et l’on ne revient pas indemne de ce voyage. Je veux témoigner de cette surprise renversante à pénétrer ce monde : loin d’être seulement lieu de déréliction c’est aussi un formidable  carrefour d’activités médicales, en priorité, mais qui n’est pas coupé des autres. Des centaines de bénévoles chaque jour sillonnent couloirs et salles d’attente, halls et chambres pour proposer boissons, gâteaux, sourires, pour dispenser paroles réconfortantes ou mouchoirs. D’autres s’installent avec des jeux de société, proposent des journaux. Viennent encore les bibliothécaires jusque dans les chambres, les conteuses, musiciens, clowns pour les enfants. La vie irrigue de toutes parts cette ruche. Là, j’ai conté au pied du lit, chaque fois seule face à un(e) malade désireux(se) de m’accueillir. Le temps de 2 ou 3 histoires a maintes fois permis des moments extraordinaires, qui ont totalement modifié ma représentation initiale de ce lieu, mais aussi des gens et en fait de la vie si multiple et  inventive.

De l’ouvrier typographe déclinant comme des médailles de combats : «  j’en suis à mon troisième cancer », à la bibliothécaire, juste opérée et bardée de tuyaux, qui s’agite après mon histoire pour me promettre de m’inviter dans son village, sans oublier ce jeune homme tatoué comme un dur qui, suite à mon histoire d’oiseau se remémore son enfance avec un père éleveur de pigeons-voyageurs en Algérie.  Vraiment le conte touche les gens en plein cœur. Conter, c’est aussi savoir entendre ce qui, enfoui longtemps, surgit pour vous : cadeau.

Confortée par des stages, par le goût de partager de belles histoires, par les encouragements des proches j’eus un jour la force  de conter lors d’une circonstance délicate. Pour  l’enterrement de ma belle-mère.

Cette femme, pour qui j’éprouvais tendresse et admiration, ressemblait tellement à Yacoub. Cet homme-conteur souhaitait partager avec les passants son idéal (transformer le monde) ; mais avec le temps désenchantement et isolement progressifs s’insinuaient en lui, les passants ne l’écoutaient plus. Pourtant il continuait de rêver à haute voix, non par entêtement ou obstination, mais par fidélité à lui-même :

« Avant, je contais pour changer le monde, maintenant je conte pour que le monde, lui, ne ME change pas »

 Comme la poésie, le conte  populaire qui appartient à tous est fort capable de nous atteindre au plus intime. Il réussit parfois à évoquer modestement la singularité lumineuse d’une personne irremplaçable pour nous.

                                                                                                                           

                                                                                                  Jeanne Ménassé.


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