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n°25


Février 2015

A la recherche du nom perdu


 

Entendez mon hurlement au coin des bois !

Moi, la petite fille la plus célèbre de la littérature, LE chaperon rouge ?

Moi, UN masculin ?

Moi, fille ayant  travaillé dès mon plus jeune âge , louée et exploitée dans une ferme, payée d’un simple fromage et d’un morceau de pain…

une métonymie ?

Oui, je sais, mon ami Pierre (celui qui a échappé au loup), le dit : la langue française permet de faire d’un nom commun un nom propre..

Commun ! Propre ! vous l’entendez un peu cette langue ?

Vous le savez, vous, mon « petit nom », celui de l’état-civil, celui que ma maman chantonnait en me berçant ? Vous le savez ? Non, n’est-ce pas. Moi aussi je l’ai oublié,

il va peut-être falloir que j’aille consulter le Docteur F.

Vous en connaissez beaucoup, vous des héroïnes, de qui l’auteur supprime le nom ?

ou bien le remplace par un autre… Remarquez, dès le début, ni Charles, ni Jacob et Wilhelm ne m’ont nommée, mais ils ont bien écrit : 

«  Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir » pour Charles, et pour Jacob et Wilhelm : « eine kleine süsse Dirn », bref une bonne petite fille, aimée de tous, et non ein Kind, un enfant neutre ou ein Mädchen, une fille … neutre. Mon féminin m’est reconnu lorsque je suis encore enfant…

Alors quoi ! parce que je me suis amusée avec le loup,  je commence petite fille, jolie, mignonne et tout et tout puis je reste définitivement Chaperon Rouge ? petit, en plus…il y a bien longtemps que je ne suis plus petite… passe pour la taille, 1m 65 c’est moyen ça, pour une femme!  oui, qu’on me dise non femme et non chaperon .. s’il vous plaît. Etre un nom  (même suivi d’un adjectif) n’empêche pas de me poser la double question de mon sexe et du texte.

Chaperon…le  diminutif de chape, j’ai soixante-douze ans maintenant, et la chape, je sais ce que c’est.. je suis devenue mon nom, j’ai servi de chaperon  toute ma vie,

Je n’ai vu le loup qu’une seule fois, vous savez aussi bien ça que moi, ça a été étalé sur la voie publique, je suis devenue une fille publique, à cause de cette histoire de loup, mais attention pas une pute hein, duègne !, j’ai réalisé mon nom (avec les intérêts en prime), et mon nom à l’état-civil, je ne le connais même pas.

Je voudrais comprendre, comment moi, une fille constituée comme il faut là où il faut (et si je n’ai jamais eu d’enfant, c’est pour cause : je suis l’enfant type : masculin et encore masculin ou bien neutre en allemand, de même le chaperon rouge  « Rotkäppchen »), s’est appelée toute sa vie d’un nom  masculin et LE en plus (laid ? lait ?). Rester Petit Chaperon Rouge parce que le loup de Charles m’a mangé, OK, peut-être pas le choix là. Mais Jacob et Wilhelm m’ont fait sortir du ventre du loup, ils ont même raconté qu’après, avec grand-mère, un autre jour, on s’était bien moqué du loup, on l’avait fait tomber dans une marmite d’eau bouillante. Pas si bête ! j’avais quand même appris quelque chose la première fois et depuis, figurez-vous, j’ai encore grandi.

Le masculin l’emporte sur le féminin – en français- c’est comme ça.

Eh bien dans mon cas, le masculin a emporté le féminin.  Ah oui vraiment, on peut dire que j’ai été absorbée par le masculin !

Et ça continue dans les meilleures maisons d’édition.. Chiara Carrer a dessiné et titré La Bambina et il lupo  (soit : la petite fille et le loup) et en français, la Joie par les Livres a titré : Le Petit Chaperon Rouge !

Il y a pourtant de célèbres femmes transformées en métonymie qui ont gardé leur sexe : Pénélope … par exemple .. mais j’y pense, Pénélope est un nom. 

Notre chère Nanette Levesque, du haut pays ardéchois, du pays du silence, elle, parle tout le temps de sa narration d’une petite fille et dit encore et encore : « la petite » et « elle » plus de 20 fois dans le texte. Pas question de rouge chaperon.

Aucune des versions populaires de mon histoire recueillies en France ne le mentionne d’ailleurs et toutes me gardent au moins mon sexe, si elles ne me prénomment pas. 

Fait tout aussi important : dans ces versions-là, c’est la fille qui vit sa vie et décide elle-même d’aller voir sa grand-mère et c’est la fille qui se sauve elle-même : ni mangée par le loup, ni sauvée par les chasseurs…

La petite fille kabyle qu’un ogre, (qui lui n’a pas de nom, c’est l’OGRE),  voudrait bien manger, elle, s’appelle Aïcha, du début à la fin, son grand-père aussi a un nom et le garde.

Je n’évoque pas les soi-disant versions de mon histoire avec des garçons, ce n’est pas du tout la même chose. Eux ne jouent pas avec le loup, ils ne font que désobéir, or là n’est pas le propos. C’est d’ailleurs à se demander si la version de Charles, toute tendue vers sa moralité – toutefois rarement reproduite – est bien un conte (merveilleux), c’est plutôt un scénario de polar, tout orienté vers le meurtre de la gamine. C’est pourquoi, décidément, il est bon de vivre sa vie, sortie du ventre du loup.

 

Le petit Chaperon Rouge est l’histoire de la dépossession de son nom  de toute jeune fille ayant connu le loup.. le bzou ou n’importe quel rêve d’homme , bref toute fille devenue en âge .. d’être femme. C’est  une histoire de femmes, de trois générations de femmes. Aucun protagoniste masculin dans mon histoire (mis à part chasseurs ou bûcherons accessoires). Le loup ? Dîtes-donc quand même.

Mon nom perdu (ou jamais donné c’est pareil) consonne  avec fille perdue, « déshonorée » et CELA devient un universel, une métonymie. Toujours prise pour une autre. 

Ou alors parce qu’elle n’a pas de nom, dans de nombreux autres contes de la tradition orale. Elle, la « femme sauvage ». 

                                                   carres

Isabelle Cohen est l'auteur du livre "Fleur de gemme"
                  Petit traité apologétique du prénom

édition Fidel Anthelme X

collection "La petite Motesta"

 

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