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n°24


Juillet 2014

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Un petit conte pour la route

Le choix de Charlotte.


La source aux métamorphoses

            C’était au temps, il y a longtemps, lorsque l’on pouvait conduire tout en somnolant. Le cheval savait revenir tout seul à l’écurie.

« Roule, Roule, roule roulotte, par les chemins, sur les sentiers

Roule, Roule, ma Roulotte, dans les prairies, le long des blés

Roule aux pas des chevaux, Roule par monts et par vaux

Rime avec le jour, rime avec la nuit, et ne t’arrête qu’au paradis ! »

Ils étaient partis d’Italie, ils avaient franchi les Alpes et la Provence, ils arrivaient sur les routes de nos villages, les comédiens. L’été touchait bientôt à sa fin, et les enfants du village s’étaient perchés dans les branches de l’arbre le plus haut, à l’entrée de la commune. Ils espéraient les voir arriver.

Un nuage de poussière s’est formé à l’horizon sur le chemin en contre-bas de la falaise ! « Les voilà, c’est eux, ils sont là !»

Cahin, cahin cabotinait la roulotte au travers des herbes follasses. Alessandro et Francesco la gueule au vent respiraient à plein poumon !

Arrivés sur la place du village, les deux saltimbanques ont monté les tréteaux et installé le rideau noir. La roulotte pour coulisse,  ils ont revêtu leurs frasques et leurs chemises, et devant leurs amis miroirs ils ont grimé leurs yeux d’un noir profond.

En piste ! Les voilà debouts sur les planches, leurs masques de cuir sur le nez. Avec l’élan des oiseaux ils passent du plus avare des avaricieux, au plus innocent des valets, de la reine à l’arlequin du chevalier au roi maudit,  de la mort à la jouvencelle. Mais tandis qu’ils s’escriment dans un combat de preux courtisans pour délivrer le cœur d’une belle efflanquée dans sa tour, tandis qu’ils jouent avec leurs fleurets de théâtre, au travers des creux de leurs masques, voilà qu’ils observent le public.

            C’est d’abord, une vieille habillée comme une enfant avec deux couettes sur les côtés. Elle lèche une sucette et un instant leur fait perdre leur réplique. Puis une large femme bâtie comme un roc avec un tablier rose, un marteau à la main et une barbe de bûcheron. Plus leurs yeux se promènent au travers des persiennes de leurs masques et plus l’hallucinant public leur apparait. Un homme a la moitié de son visage de la couleur de la suie et l’autre d’une teinte blanche-beige. Un autre gars porte une robe courte panthère, des talons hauts, des bijoux entourant des seins ronds comme des melons. Avec sa bouche cerise elle leur envoie des baisers et des clins d’œil felliniens. Une autre femme a un cou long comme un avant bras, une autre un visage de chat et un homme-nain se tord de rire en voyant les glissades farcies des comédiens.

Le dernier mot est lancé ! Les comédiens saluent ! Le public  fait pleuvoir un concert d’applaudissements.

A peine sont-ils à l’arrière de la scène, la sueur et le trait noir autour de leurs yeux mêlés en  tatouages papillons, qu’accourt dans une démarche mal assurée un bébé. Il est vêtu d’un costume noir, de chaussures en croco et d’un nœud pap. Un gros cigare dans une main, il leur tend l’autre pour les congratuler. Derrière lui s’en vient la femme à barbe au tablier rose, à qui le bébé s’exclame : « Berthe, mon moineau, apporte à ces messieurs le meilleur des vins et à moi comme d’habitude : un biberon de whisky !» Il invite Francesco et Alessandro à sa table, avec qui il sirote son whisky dans les larges bras de Berthe. Au travers des ronds de fumées du cigare le bébé se présente comme étant le maire du village. « Je ne suis pas né de la dernière pluie, moi j’vous le dis, mais là, votre jeu, vos mimiques, votre comédie tragique, vos arlequinades révolutionnent le théâtre antique, et contemporain. Vous êtes la fine mouche, la relève, le tournant de la commedia Del ARTE… » Et pendant que le bébé maire continue ses éloges, Francesco, n’a qu’une question au bord des yeux et fini par la poser : « Nous avons traversé de nombreux villages, nous avons des visages de toutes sortes, mais l’allure des gens d’ici nous est complètement nouvelle. Qu’elle est l’histoire de votre village ? Pourquoi êtes vous si différents les uns des autres ? »

C’est alors que le bébé dans un soupir rieur a commencé l’histoire qui suit :

Plus de 10 ans auparavant, 3 enfants du village, Lola, Amichaï et Eden étaient parti jouer aux travers des bois. Lola portait un arc et les flèches, elle était « Viviane l’amazone », Amichaï avait à sa ceinture la poussière d’invisibilité, il jouait au « magicien exilé », et Eden le plus jeune était du clan « des guerriers ».  Grimpant aux arbres, courant un lièvre, dessinant des sentiers dans les broussailles, ils s’étaient aventurés dans une partie du bois qu’ils ne connaissaient pas. C’est alors que Lola a entendu le bruit de l’eau. En ce temps-là découvrir une nouvelle source valait la découverte d’un trésor de pierres précieuses car l’eau pure était utile autant aux hommes et aux bêtes qu’aux jardins.

Ils ont pénétré une clairière inondée de lumières vertes, presque bleues. La ramure d’un grand hêtre couvrait l’espace. Ses racines se lovaient dans une roche de granite d’où naissait une source. L’eau jaillissait et formait une vasque d’eau aux entrelacs argentés. Lola et Amichaï, se sont penchés au dessus de l’onde. Ils contemplaient le reflet de leurs visages. A cet instant leur image s’est brouillée, fondue et lorsqu’ils ont relevé la tête et qu’ils se sont dévisagés, Lola s’est exclamée : « Amichaï tu ressembles à notre père ! » « Lola, tes cheveux !  Ils sont roux ». Eden s’est mis à rire, « Oh là là, on a trouvé une source magique ! Penche toi, penche toi encore ! » Les deux aînés se sont penchés,  à nouveau l’eau a fait miroir, le miroir s’est brouillé et lorsqu’ils se sont redressés, Lola avait le visage d’une reine Egyptienne et Amichaï des cheveux longs et frisés comme un homme des cavernes. « Venez, on va prévenir les autres ! » Les enfants ont couru vers le village. Seul Eden qui ne s’était pas penché était fidèle à ce que l’on connaissait de lui. Lorsqu’ils ont raconté leur découverte, personne n’a voulu les croire et l’on a pris les deux enfants pour des étrangers. Mais Eden insistait, alors une poignée de villageois les ont suivis jusqu’à la clairière. Ils furent fascinés par la beauté du chant cristallin qui s’évadait en ruisseau et par les lumières aquatiques qui entouraient la source. Certains, pour jouer, se sont penchés. Alors le pouvoir limpide a agi : « Transformation ! » Les visages ronds sont devenus carrés, les ovales, les longs, les aplatis, les yeux en amandes, les losanges, le dessin des traits , l’accent des sourcils, esquisses et formes, couleurs de peaux, miel, marronnées, beiges, jaunes, porcelaines, mentons en avant, en arrière, moustaches, poils et barbelettes », pommettes roses, mâchoires serrées, nez pointus, retroussés, lèvres rouges, pincées, charnues et fronts dégagés… La source distribuait des visages comme on bat des cartes. Les gens ont joué à changer, destins et sorts. Des vieux ont retrouvé une fraiche jeunesse, certaines femmes ont rencontré la beauté d’Aphrodite, de Junon ou d’Esméralda, certains hommes celle d’Hercule, de Jason ou de Don Juan … mais la source avait ses caprices, et certains insatisfaits de leurs nouvelles apparences, se sont penchés et penchés encore. Bosses, protubérances, nez champignons, nez navets, joues tachées, teints pâlots, yeux glauques, disproportions, laideurs carnées, aspects inconnus, peaux velues, rides tordues, bizarres varices, ventripotences … le jeu aurait pu continuer longtemps si un vieil homme curieux ne s’était pas penché lui aussi… Dans les rides de l’eau il a regardé les rives de son visage. L’eau s’est agitée mais dans les flous de son reflet aucun autre visage n’est apparu. Il est tombé en poussière grise sur le bord de l’eau, laissant la marque de l’effroi dans les yeux de ses voisins, médusés.

Plus personne n’a osé se pencher au dessus de l’eau. Les villageois sont retournés chez eux et ont dû s’adapter à leurs nouvelles apparences aussi étranges qu’elles paraissent. Et les visages et les corps dans leurs dialogues ont fini par s’adapter les uns aux autres, pour dessiner des êtres entièrement différents.

Alors la rumeur s’est écoulée avec l’eau de la source. « Il existe une source enchantée, ceux qui s’y penchent changent d’apparence ». Les bandits de grands chemins, les échappés de prisons, les curieux venaient des 4 horizons et parcouraient les bois à la recherche de la source aux métamorphoses. Certains recommençaient là une vie nouvelle hors des lois connues. Alors les églises ont crié « Au malin !». Des cortèges de prêtres ont défilé pour exorciser la source maléfique. Des "Vade retro", des prières, des incantations ont été faites. On a brulé de l’encens. Rien à faire, la source gardait son pouvoir.

« J’ai donc interdit comme j’ai pu l’accès à la source…» a fini par dire le petit-maire, « et nous avons laissé les herbes et les ronces couvrir d’oubli cette eau, inépuisable. » Puis tout en souriant, il a farfouillé de sa petite main dans la barbe de Berthe, sa femme musclée (qui est devenue la forgeronne du village) et il lui a dit « Mais ce n’est pas cette histoire qui nous empêche de continuer de nous amourer,  hein mon moineau ! On s’y est fait, à nos tronches… »  Et tous les deux ont roucoulé de plaisir en se « bisous-mouillant ».

Les gerbes d’étoiles furent lancées dans la moisson du ciel et le village s’est endormi. 

Les deux comédiens étaient allongés sur leurs couches, dans la roulotte. Francesco donnait des trémolos de ronflements tandis qu’Alessandro ne trouvait pas le sommeil. Quelques fées de l’été parsemaient des brises de vents par la petite fenêtre ouverte. La flamme de la chandelle vacillait et jouait avec les masques suspendus au plafond de la roulotte. Les teintes sombres et dorées s’animaient. Les  arcades des sourcils et les courbes des nez se balançaient comme dans une volière d’oiseaux de cuirs. Les masques parlaient entre eux,  mais Alessandro n’avait d’yeux que pour le masque à la grimace de lave, aux rides de cratère et au cuir rouge. Le cornu, celui qu’il n’avait jamais osé porter. dans son demi-sommeil, il lui semblait entendre les échos d’un rire féroce qui allaient en se multipliant comme un troupeau d’esprits noirs. La chaleur se repandait dans une danse de bêtes et de serpents, le venin des flammes léchait les orteils de l’homme, la fumée criait, Alessandro dans un sursaut s’est relevé en fièvre. 

Au chant du coq, le lendemain les gamins jouaient aux billes devant la roulotte. 

Les deux amis sont allés trouver le maire. « Je pense avoir le moyen de rompre le charme de la source Mr le Maire, dit Alessandro, Ne me posez pas de questions mais si c’est votre désir et si vous me faites confiance, accompagnez nous dans les bois. »

Le petit homme a réuni ses concitoyens. Ils leur a demandé s'ils acceptaient que l’expérience soit tentée. Que deviendraient-ils si l’eau de la source redevenait commune ? Retrouveraient-ils leurs anciens visages ? Tomberaient-ils en poussière ? Les hommes, les femmes et les enfants, les femmes viriles et les hommes langoureux, les hommes aux allures de gnomes, et les vieux enfants ont réfléchi et tous ont accepté l’expérience. Ils ont formé une troupe métissée, hommes aux grandes oreilles, femmes aux longs cous, nains boudinés, Vénus Egyptienne, géante filiforme. Ils ont conduit les comédiens dans les bois verts… Ils ont marché marché, marché, les acteurs avaient noirci leurs yeux, Francesco jouait de l’accordéon, et Alessandro portait à la ceinture son futur rôle.

Ils ont découvert un passage parmi les arbustes et les ronces et se sont tous retrouvés dans la clairière. Rien n’avait changé, hormis la lumière fauve du crépuscule allongée sur les mousses et les lichens. Les villageois se sont écartés, formant un cercle, un public. Face à l’arbre majestueux et à la source, Alessandro esquissait déjà un sourire de piment. Son compagnon dans le dos a saisi le masque et l’a noué autour du crane du comédien. La chaleur du cuir s’est aimantée sur le visage d’Alessandro.  Aussitôt son cœur s’est embrasé, ses pas sont devenus des irruptions volcaniques, il a sauté comme un jeune cabri donnant des coups de cornes dans l’air chimérique, alerte, rapide ! Un éclair, apparition dans le dos d’un homme du public,  disparition sous la jupe d’une fillette, cabrioles, célérités, saut-périlleux, rires éclatés, rage et gémissements, grelots aux pattes, cris de loups arrachés, chemise flottante, un voilier dans la tempête… Bonds après bonds il s’approchait de la vasque. Des nuages de vapeurs s’extirpaient de l’eau dans la tiédeur de l’air. La face et le dos du comédien se renversaient incessamment, ses yeux lançaient des flèches dans les blessures endormies des hommes autour. Jamais Francesco n’avait vu son ami dans une telle transe. C’est alors qu’iAlessandro s’est penché au dessus de l’eau, d’un coup, immobile comme une proie.

Dans le miroir mouvant, le reflet rouille est apparu. L’eau a dessiné les contours des cornes du masque. Seul le regard du comédien semblait fixe comme une étoile dans le ciel rouge. Il a attendu, puisant dans le gouffre de son souffle, il a observé. L’onde s’est brouillée, fondue, confondue, les plis, un à un se sont éteints, les cornes comme des antennes d’escargots sont rentrées dans la chair du masque, la grimace macabre s’est rapetissée et aplanie, ne formant qu’une légère ouverture, l’alcôve du regard s’est assagie. Seul le regard du comédien était fixe comme une étoile dans le ciel rouge.  L’obscurité du cuir lissée et tannée par l’eau. Alors les doigts d’Alessandro ont dénoué le cordon de soie. Il a saisi la frontière du masque et en l’éloignant de son visage chaud, l’a retourné pour lui faire face.

Neutre. Blancheur sans marque aucune, sourire dans l’expression d’une absence, aucun visage, neutre, il n’avait aucun visage, il les contenait tous.

D’un geste dense Alessandro a jeté le masque neutre dans l’eau de la mare, sous le courant de l’eau qui jaillissait de la pierre. Sous les courants invisibles traversant les mousses l’objet a disparu.

Alessandro a pris une large inspiration et s’est penché à son tour, le visage nu. Dans le reflet de l’eau il est resté fidèle.  Il est redevenu lui-même. Il s’est retourné vers tous les enfants du village et a souri en plongeant dans chacun des regards en une seule fois.

Le chant de l’eau a embrassé la nuit.

De cette histoire deux rumeurs ont couru comme des chiens libres dans les contrées. Certains ont raconté que chaque personne du village avait retrouvé son identité d’autrefois. Ils sont rentrés sous leurs toits et le village est redevenu un village parmi d’autre, anonyme et sans histoire.

Mais d’autres assurent qu’ils ne sont pas retournés chez eux et qu’aucun d’entre eux n’a retrouvé son visage d’antan. Ils sont restés étranges, différents, mélangés, hors-normes. Depuis ce n’est plus une roulotte mais un cortège de roulottes qui sillonnent les sentiers, car, dit-on, ils ont suivi les deux comédiens Francesco et Alessandro. Et de cette foule bigarrée est né le premier des cirques.

 

C’était au temps, il y a longtemps, lorsque l’on pouvait encore conduire en somnolant. Le cheval savait revenir seul à l’écurie.

« Roule, Roule, roule roulotte, par les chemins, sur les sentiers

Roule, Roule, ma Roulotte, dans les prairies, le long des blés

Roule aux pas des chevaux, Roule par monts et par vaux

Rime avec le jour rime avec la nuit, et ne t’arrête qu’au paradis !

« Mon conte est dit, mon conte est écrit»

Charlotte Irvoas 08 08 2014

(Inspiré d’une légende du cercle des Menteurs de Jean-Claude Carrière : la fontaine aux métamorphoses et imaginé en marchant dans les bois en compagnie de François Debas) .

Merci à Charlotte pour ce texte créé spécialement pour notre gazette, si vous souhaitez raconter cette histoire, ayez la délicatesse de lui demander la permission (coordonnées sur notre site).