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n°20


Juin 2012

Un petit conte pour la route

Choisi par Jean Martin , de Montpezat

Jean le chanceux est le fils d’un sabotier. Il habite avec ses parents
une cabane lézardée, moussue, accroupie à la lisière d’une grande
forêt. Il s’ennuie. Il passe ses journées à regarder l’horizon, la
brume lointaine. Il ne voit jamais personne venir au bout du chemin.
Il rêve de se frotter à des foules bariolées dans des villes étranges.
Un matin, il dit à son père : « Je veux tenter fortune. Je sais lire,
je sais écrire, j’ai seize ans. J’ai envie d’user mes sabots sur les
chemins du monde. »

Il fait son bagage et s’en va.

Pendant sept heures il chemine sans rencontrer personne.
Mais son esprit est tellement encombré de rêves qu’il ne souffre ni
de solitude ni de fatigue. Il va, joyeux, jusqu’au crépuscule.
Alors il voit venir vers lui un personnage maigre habillé de noir.
Son regard est sournois mais terriblement brillant. On devine des flammes derrière ses prunelles. Jean le salue et lui demande :
Pourriez-vous me dire si je suis encore loin de la ville ?
Encore une nuit de marche, répond le diable (car c’est lui que
Jean le chanceux vient de rencontrer)
Mais dis-moi que vas-tu faire en ville ?
Je vais chercher du travail.
Dans ce cas, dit l’autre, tu n’as pas besoin d’aller plus avant. Il me faut un domestique. Si tu veux je t’engage. Je t’offre cent écus par an à la condition que tu ne saches ni lire ni écrire. « A ce prix-là, pense Jean le chanceux, je peux bien passer pour un illettré ! » Je ne sais ni lire ni écrire dit-il.
Ils s’en vont ensemble à travers les broussailles.
Au bout d’une heure de marche malaisée, ils arrivent devant un vieux château aux tours crénelées bâti sur un massif de roc. Son ombre est immense et noire sur la lune. Le diable pousse le lourd portail de fer, ils entrent dans une salle voûtée. Des torches sont fichées dans les murailles. Tu t’occuperas de mon cheval et de mes livres dit le diable. Et tu veilleras à ce qu’aucun être humain ne pénètre ici pendant mes absences qui sont nombreuses. Salut. Sa voix résonne longuement sous les voûtes avant qu’il ne s’évapore dans un nuage de fumée sulfureuse. Jean visite le château immense et vide. Il trouve aux cuisines plus de victuailles qu’il ne pourra jamais en manger, à l’écurie un vieux cheval et dans la bibliothèque, parmi d’innombrables grimoires poussiéreux, un grand livre, posé sur un lutrin. Il l’ouvre et lit sur la première page :
comment ouvrir les portes les mieux fermées, comment se changer en
toutes sortes d’animaux, comment voyager sans quitter sa chambre. Il se met tout de suite à l’étude de ce livre captivant. Les jours passent,
les semaines.
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Jean le chanceux, penché sur le grimoire, oublie de soigner le cheval
du diable, et le cheval meurt. Or, ce soir là, Satan revient. Il ne
fait aucun reproche à son domestique. Il dit simplement :
Cette vieille bête avait fait son temps. A la prochaine foire j’achéterai un jeune pur-sang.
Il repart comme il est venu par enchantement. Voilà Jean le chanceux à nouveau seul dans le vaste château.
Alors une idée lui vient.
Dans le grand livre de magie il a appris comment se changer en
toutes sortes d’animaux : il se métamorphose donc en cheval. Il s’en
va, galopant à travers les buissons et les brumes. Il revient chez son
père le sabotier. Dès qu’il l’aperçoit devant sa porte il lui dit :
N’aie pas peur je suis ton fils, je suis devenu magicien. Fais tout ce
que je vais te dire et demain nous serons riches. Le lendemain le
diable vient à la foire et tombe en arrêt devant la bête magnifique que
le vieux sabotier tient par la bride. Il ne marchande pas et lui offre
cent pistoles devant la foule éblouie. L’affaire conclue, voilà Satan
sur sa monture chevauchant par le village. Il s’éloigne. Alors le
cheval s’emballe comme le vent d’hiver, tout blanc, tout beau.
Il s’engouffre dans la forêt. Le diable comprend aussitôt, s’écorchant aux buissons, se déchirant aux branches, que ses secrets ont été surpris et que ce cheval n’est que l’apparence de Jean le chanceux. Jeune fou, dit-il, je te briserai.
Un grand combat surnaturel commence :
Satan se change en loup et court sus au cheval. A l’instant où il va lui sauter à la gorge, Jean le cheval, se change en hirondelle qui perce le
feuillage et s’envole en plein ciel. Satan le loup se change aussitôt
en épervier. Ils volent, feintent et rusent au-dessus des arbres, de la
plaine, des villages. L’épervier fond sur l’hirondelle. L’hirondelle se
change en diamant qui tombe droit dans le corsage d’une bergère, au
milieu d’un pré. Alors le diable épervier se métamorphose en grain de
blé et suit le même chemin.
La bergère, étonnée secoue sa robe. Le diamant et le grain de blé roulent dans l’herbe. Aussitôt Jean le chanceux se change en coq et avale le grain de blé. Le diable est vaincu.

Jean le chanceux reprend forme humaine. Il est riche puisqu’il a exploré tous les mystères et il épouse la bergère, car on ne tombe pas du ciel dans un corsage et du corsage dans le gazon sans garder la nostalgie du paysage traversé.